Personnalité
Einstein et la politique
Les positions politiques prises par Einstein sont marquées par ses opinions socialistes et pacifistes, relativisant ces dernières parfois, par exemple en déconseillant l’objection de conscience à un jeune Européen lui ayant écrit pendant les années 1930, « pour la sauvegarde de son pays et de la civilisation ». En 1913, il est cosignataire d’une pétition pour la paix que trois autres savants allemands acceptent de signer. Einstein éprouve une forte antipathie vis-à-vis des institutions militaires, publiant dès 1934 :
« La pire des institutions grégaires se prénomme l’armée. Je la hais. Si un homme peut éprouver quelque plaisir à défiler en rang aux sons d’une musique, je méprise cet homme… Il ne mérite pas un cerveau humain puisqu’une moelle épinière le satisfait. Nous devrions faire disparaître le plus rapidement possible ce cancer de la civilisation22. »
Einstein est lié à de nombreuses causes pacifistes, car il se montre ouvert aux propositions multiples de soutien qu’il reçoit, et accepte souvent de s’engager pour les causes qu’il juge justes. Einstein apporte un soutien marqué aux mouvements sionistes. En 1920, il accompagne ainsi le chef de file sioniste Chaim Weizmann aux ةtats-Unis au cours d’une campagne de récolte de fonds. Il se rend également en Palestine mandataire dans le cadre de l’inauguration de l’université hébraïque de Jérusalem à laquelle il lègue plus tard ses archives personnelles. Ses apparitions donnent un prestige politique à la cause sioniste. ہ la suite d'une invitation à s’établir à Jérusalem, il écrit dans son carnet de voyage que « le cœur dit oui […] mais la raison dit non ». Selon Tom Segev, Einstein apprécie son voyage en Palestine et les honneurs qui lui sont faits. Il marque néanmoins sa désapprobation en voyant des Juifs prier devant le mur des Lamentations ; Einstein commente qu’il s’agit de personnes collées au passé et faisant abstraction du présent23. Ben Gourion lui propose en 1952 la présidence de l’ةtat d’Israël, qu’il refuse :
« J'ai passé ma vie à étudier des problèmes objectifs et je manque à la fois de l'aptitude naturelle et de l'expérience necessaires pour traiter des problèmes humains et exercer des fonctions officielles.24. »
Il a une vision clairvoyante de sa situation entre les deux guerres. Il écrit dans une remarque à la fin d'un article écrit pour le Times de Londres :
« Je passe actuellement en Allemagne pour un savant allemand et en Angleterre pour un juif suisse. Supposons que le sort fasse de moi une bête noire, je deviendrai au contraire un juif suisse en Allemagne, et un savant allemand en Angleterre25. »
Il reçoit des menaces de mort dès 1922. De violentes attaques ont lieu contre sa théorie de la relativité en Allemagne et en Russie. Philipp Lenard, « chef de la physique aryenne ou allemande » attribue à Friedrich Hasenِhrl la formule E=mc2 pour en faire une création aryenne26,27. Einstein démissionne de l’académie de Prusse en 1933, et il est exclu de celle de Bavière. En mars 1933, en tant que président d'honneur de la Ligue contre l'antisémitisme, il lance un appel aux peuples civilisés de l'univers, tâchant « d'éveiller la conscience de tous les pays qui restent fidèles à l'humanisme et aux libertés politiques » ; dans cet appel il s'élève contre « les actes de force brutale et d'oppression contre tous les gens d'esprit libre et contre les juifs, qui ont lieu en Allemagne28 ». Cette année-là, Einstein est en voyage à l’étranger, et il choisit de ne pas revenir en Allemagne, où Hitler a pris le pouvoir en janvier. Après un séjour en Belgique, il décline une proposition de la France de l’accueillir comme professeur au Collège de France, et part pour les ةtats-Unis, à Princeton.
Einstein et Robert Oppenheimer, vers 1950.
Le 2 août 1939, il signe une lettre, rédigée par les physiciens Léo Szilard et Eugène Wigner, destinée à Roosevelt, qui aurait pu contribuer à enclencher le projet Manhattan29, ceci étant à l'opposé de l'intention d'origine de la lettre, qui ne se voulait que préventive des risques potentiels que les récentes découvertes scientifiques pourraient causer (celles-ci permettraient en effet la réalisation de « bombes d'un nouveau type et extrêmement puissantes »).
Après la guerre, Einstein milite pour un désarmement atomique mondial, jusqu’au seuil de sa mort en 1955, où il confesse à Linus Pauling : « j’ai fait une grande erreur dans ma vie, quand j’ai signé cette lettre [de 1939]. »
Après la Seconde Guerre mondiale, son engagement vis-à-vis des communautés juives et Israël est nuancé par ses opinions pacifistes. Il préface le Livre noir, recueil de témoignages sur l’extermination des juifs en Russie par les nazis pendant la guerre30. Et en décembre 1948, il cosigne une lettre condamnant le massacre de Deir Yassin commis par des combattants israéliens de l’Irgoun et du Lehi pendant la guerre de Palestine de 194831.
Pendant la guerre froide, il s’exprime contre la course aux armements et appelle, par exemple avec Bertrand Russell et Joseph Rotblat, les scientifiques à plus de responsabilités, les gouvernements à un renoncement commun à la prolifération des armes atomiques et à leur utilisation et les peuples à chercher d’autres moyens d’obtenir la paix (création du Comité d’urgence des scientifiques atomistes en 1946, manifeste Russell-Einstein en 1954).
Einstein s’est exprimé sur ses convictions socialistes en 1949, en pleine période du maccarthysme, dans un essai intitulé Pourquoi le Socialisme, publié dans la Monthly Review32,33. Il lui semble que le principe du gouvernement des peuples par eux-mêmes, le fait de travailler pour eux-mêmes, est plus propice à l’épanouissement individuel que celui de l’exploitation du grand nombre par une minorité. Mais il est déçu par ce qu’il peut apprendre de l’Union soviétique et il considère que les peuples doivent s’engager d’abord dans le pacifisme afin de mettre en place des conditions favorables à une évolution vers le socialisme. Sa correspondance révèle qu’il voit un rapprochement entre le maccarthysme et les événements des années 1930 en Allemagne. Il écrit au juge chargé de l’affaire Rosenberg pour demander leur grâce, et il aide de nombreuses personnes qui souhaitent immigrer aux ةtats-Unis. Contacté par William Frauenglass, un professeur d’anglais de lycée suspecté de sympathies communistes, il rédige un texte dénonçant ouvertement le maccarthysme et encourageant les intellectuels à résister à ce qu’il qualifie de « mal ». Le FBI ouvre un dossier sur lui, disponible aujourd’hui sur leur site internet34. Joseph McCarthy attaque Einstein au Congrès en le traitant d’« ennemi de l’Amérique ». Sa secrétaire, Helen Dukas (en), est soupçonnée d’espionnage au service de l’URSS. Les médias américains se montrent virulents dans leur traitement de l’affaire et seules quelques personnalités, comme Bertrand Russell, prennent sa défense. L’affaire est classée en 1954, aucune preuve concluante n’ayant été apportée pour étayer ces accusations.
Einstein et la lutte contre les discriminations raciales
Après avoir fui l'Allemagne nazie, Einstein découvre, pendant son exil américain, l'ampleur de la discrimination raciale aux ةtats-Unis. Vivant au milieu de la communauté noire de Princeton, il observe de près la ségrégation et s'investit au quotidien pour que les enfants noirs aient accès à la connaissance.
Refusant d'intervenir dans les universités qui pratiquent la ségrégation raciale, Einstein accepte pourtant de donner une conférence à l'université Lincoln en 1946 où il déclare : « Je suis de passage dans cet établissement au nom d’une cause qui en vaut la peine. En effet, les gens de couleur continuent d'être séparés des Blancs aux ةtats-Unis. Cette séparation ne résulte pas d’une maladie des gens de couleur mais d’une maladie des Blancs. Il est impensable que je me taise à ce sujet. »
Il se lie d'amitié avec le chanteur noir Paul Robeson et devient, à ses côtés, un militant des droits civiques et de la lutte contre le racisme. Avec Robeson, Einstein milite aussi en faveur du soutien des ةtats-Unis aux républicains espagnols qui combattent le franquisme ; tous deux s'attirent rapidement les foudres et la haine du directeur du FBI, J. Edgar Hoover, qui les considère comme des « ennemis d'ةtat ».
Alors qu'il est harcelé par le FBI pour ses positions politiques, l'intellectuel noir et fondateur de la NAACP (association pour la défense et la promotion des Noirs), W. E. B. Du Bois, sollicite le soutien d'Einstein pour sa défense devant la cour fédérale, qui s'apprête à le condamner pour haute trahison. Einstein se porte aussitôt garant pour Du Bois, ce qui embarrasse les juges et empêche une condamnation arbitraire de ce dernier.
Cet aspect de sa vie est resté largement méconnu et ignoré par la plupart de ses biographes35.
Vie sociale
Bien qu'Einstein ait rencontré un grand nombre de personnalités majeures de son époque, dans les domaines scientifique, politique et artistique, laissant une correspondance très riche, il se décrivait lui-même comme un véritable solitaire: « Je me sens lié réellement à l'Etat, à la patrie, à mes amis, à ma famille au sens complet du terme; Mais mon cœur ressent face à ces liens un curieux sentiment d'étrangeté, d'éloignement, et l'âge accentue encore cette distance36.»
Parmi ses relations célèbres, on compte une amitié avec la reine ةlisabeth de Belgique, avec qui il joua du violon, Arnold Berliner (en) dont il témoigne de l'affection lors de son 70e anniversaire37, George Bernard Shaw au sujet duquel il écrit « on trouve rarement des hommes assez indépendants pour s'apercevoir des faiblesses et des sottises de leurs contemporains, sans en être infectés eux-mêmes38 » ou Bertrand Russell39.
Modeste et pensant quant à lui que « Chacun doit être respecté dans sa personne et nul ne doit être idolâtré », il ironisait au sujet de sa célébrité et de ses effets : « Cela pourrait bien provenir du désir irréalisable pour beaucoup, de comprendre quelques idées que j’ai trouvées, dans une lutte sans relâche, avec mes faibles forces36 ».
Sa première épouse, Mileva Maric est atteinte de coxalgie (en), qui la rend boiteuse. C’est aussi une jeune femme brillante, élève du Polytechnicum. Elle tombe enceinte alors qu’ils ne sont pas encore mariés, et elle accouche en janvier 1902 chez ses parents, en Serbie, d’une fille Lieserl (ةlisabeth) et dont on perd la trace40. Einstein se montra très dur avec elle, ainsi qu'avec sa compagne suivante, Elsa (doublement sa cousine)41.
Il voit peu son fils Hans-Albert (né en 1904) qui, à l’âge adulte, travaille en Californie. La santé mentale de son autre fils, Eduard né en 1910, se détériore brutalement alors qu’il est âgé de vingt ans, et il doit être interné une première fois en 1930 à la clinique psychiatrique universitaire de Zurich où les médecins lui diagnostiquent une schizophrénie. Son père lui rend une dernière visite en 1933. Eduard meurt dans cette clinique en 196542. D’abord critique envers la psychanalyse, il refuse que son fils Eduard suive un nouveau traitement psychanalytique[réf. nécessaire]. En 1933, il choisit Sigmund Freud pour publier un échange de lettres intitulé Pourquoi la guerre ?.
Einstein et la religion
Einstein écrit plusieurs textes traitant des relations entre science et religion. Dans son article paru en 193043, Einstein distingue trois formes de religion :
la première est due à la crainte et à une incompréhension de la causalité des phénomènes naturels, d’où l'invention d’êtres surnaturels ;
la deuxième est sociale et morale ;
la troisième, qu’Einstein appelle « religiosité cosmique », est une contemplation de la structure de l'Univers. Elle est compatible avec la science et n'est associée à aucun dogme ni croyance. Einstein déclare être religieux, mais seulement dans ce troisième sens qu’il voit dans le mot religion.
Lorsque, en 1929, le rabbin Herbert S. Goldstein lui demande « Croyez-vous en Dieu ? », Einstein répond :
« Je crois au Dieu de Spinoza qui se révèle lui-même dans l’ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un Dieu qui se soucie du destin et des actions des êtres humains. »
Einstein se réclame également du panthéisme de Spinoza dans son ouvrage Comment je vois le monde. Il définit le sentiment religieux du scientifique comme la croyance en l'intelligibilité du monde, et en une « raison supérieure » qui se dévoile dans « le monde de l'expérience ». Selon lui, les religions traditionnelles relèvent de l'histoire et de la psychologie44.
Einstein a souvent utilisé le mot Dieu, comme dans ses célèbres formules « Dieu est subtil, mais pas malicieux »45 ou « Dieu ne joue pas aux dés », cependant le sens qu’il donnait à ce mot fait l’objet de diverses interprétations. Une partie du clergé a considéré que les vues d’Einstein étaient compatibles avec la foi. ہ l’inverse, le Vatican dénonce alors « un authentique athéisme même s'il est dissimulé derrière un panthéisme cosmique »46. Si Einstein rejette les croyances traditionnelles, il se distingue personnellement des athées et répète qu’il est « un non-croyant profondément religieux ».
Une lettre manuscrite écrite en allemand un an avant sa mort, et adressée au philosophe Eric Gutkind (en), a été vendue sur e-Bay en octobre 2012 pour la modique somme de 3 000 100 $US47,48. Einstein y écrivait :
« Le mot Dieu n’est pour moi rien de plus que l’expression et le produit des faiblesses humaines, la Bible un recueil de légendes, certes honorables mais primitives qui sont néanmoins assez puériles. Aucune interprétation, aussi subtile soit-elle, ne peut selon moi changer cela49. »
Einstein répondra d’ailleurs à un journaliste lui demandant s’il croit en Dieu :
« Définissez-moi d’abord ce que vous entendez par Dieu et je vous dirai si j’y crois50. »
Un militant de l’athéisme comme Richard Dawkins considère également que la position d’Einstein était seulement de l’athéisme poétiquement embelli51. Lors de la campagne d’affichage de slogans en faveur de l’athéisme sur les bus de Londres en 2008 (soutenue par Dawkins), une citation d’Einstein fut utilisée. Cela provoqua des protestations, car cette utilisation a tendance à assimiler Einstein à un athée52.
Dans ses mémoires, le diplomate Harry Kessler mentionne le fait d'avoir assisté à un échange entre une de ses connaissances et Einstein. ہ la question « Professeur, est-ce vrai que vous êtes profondément religieux ? », Albert Einstein aurait répondu « Certainement, ça dépend des points de vue. Quand j'essaie de pénétrer avec nos moyens limités les secrets de la nature, on découvre derrière tous les rapports qu'on peut connaître quelque chose de très subtil, d'insaisissable, d'inexplicable. Ma religion, c'est le profond respect de ce qu'il y a au-delà des domaines que nous pouvons explorer. C'est ainsi en effet que je suis croyant »53.
Interrogé sur la personne de Jésus-Christ dans une interview qu'il accorde en 1929 au Saturday Evening Post, Albert Einstein qualifie le Jésus de l'écrivain Emil Ludwig de peu profond, ajoutant que personne ne peut exprimer le christianisme avec un bon mot54. Il accepte en revanche sans hésitation l'existence du Jésus historique55. Il déclare d'ailleurs, concernant les ةvangiles, que personne ne peut les lire « sans ressentir la présence réelle de Jésus. Sa personnalité résonne dans chaque mot. Aucun mythe n'est rempli d'une telle vie... », il déclare quelques lignes plus loin « aucun homme ne peut nier le fait que Jésus ait existé, ou que ses paroles soient magnifiques. Bien que certaines aient été dites auparavant, personne ne les a exprimées si divinement »[réf. nécessaire].
Einstein et la philosophie